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En Allemagne, l’étau se resserrait terriblement. Ce n’était plus à Jitomir, au cœur de l’Ukraine, ce n’était même plus à Hochwald, aux confins de la Prusse, que Himmler avait maintenant son Q.G. de l’Est. Mais à Hochen Luchen, dans la province de Berlin, et seulement à vingt-cinq kilomètres de Hartzwalde.
Le Reichsführer avait occupé pour ses services un sanatorium de soldats S.S. Il y habitait lui-même une chambre au ripolin terni, nue et lugubre, une chambre pour malades militaires.
Kersten l’y trouva souffrant beaucoup, mais incapable encore de croire à la défaite. Son fanatisme le soutenait envers et contre tout. Du moins, il s’en donnait l’apparence et cette attitude même l’aidait à se duper.
— Rien n’est perdu, s’écria-t-il, dès qu’il vit le docteur. Il nous reste des armes secrètes. Le monde a été stupéfait par nos V 2. Ce n’est encore que jeux d’enfants. Vous le verrez, vous le verrez : les dernières bombes de cette guerre seront des bombes allemandes.
Himmler avait souvent proféré de telles menaces et chaque fois Kersten s’était senti angoissé. Dans les laboratoires secrets on préparait, il le savait, des moyens diaboliques de destruction. Mais, à présent, il n’en avait plus peur. Il était trop tard.
L’excitation nerveuse qui s’était emparée de Himmler au moment où il appelait hystériquement une impossible victoire n’avait fait que redoubler ses maux. Il s’affala sur son lit métallique, le visage creux, les pommettes saillantes et couvert de sueur. Kersten se mit à le soigner.
Quand il eut apaisé les souffrances les plus aiguës, il demanda :
— Est-il vrai que vous avez reçu l’ordre de faire sauter les camps de concentration à l’approche des Alliés ?
— C’est vrai, dit Himmler. Mais d’où le savez-vous ?
— Des Suédois, dit Kersten.
— Ah ! Ils sont déjà au courant, là-bas, dit Himmler. Peu importe ! Nous le ferons tout de même. Si nous perdons la guerre, nos ennemis doivent mourir avec nous.
— Les grands Allemands des grands siècles passés n’auraient pas agi de la sorte, dit Kersten. Et vous êtes le plus grand chef aujourd’hui de sang germanique. Vous êtes plus puissant que Hitler maintenant. Votre pays s’effondre. Les armées sont débordées de toutes parts. Les généraux ne peuvent plus rien. Vous êtes le seul à posséder la seule force disponible, la police, les S.S.
Himmler ne répondit rien. Il savait que ce que disait Kersten était vrai. Mais comme il n’était habitué qu’à obéir, la pensée d’avoir à prendre la responsabilité entière du commandement lui donnait une angoisse insupportable.
— Soyez donc généreux ! reprit Kersten.
— Et qui me remerciera ? s’écria Himmler avec violence. Personne.
— L’Histoire, dit Kersten. Vous aurez la gloire d’avoir sauvé huit cent mille hommes.
Himmler, sans répondre, haussa les épaules – il avait pour l’instant à s’occuper d’affaires plus importantes.
Kersten n’insista point. Mais afin de ne pas rester sur un échec, il aborda, parmi les trois missions qui lui avaient été confiées, celle où il était le plus sûr d’avoir Himmler pour allié. Elle consistait à obtenir que Kaltenbrunner cessât de retarder indéfiniment et en sous-main le convoi de Bernadotte. En effet, quand Himmler sut que l’on désobéissait à ses instructions, il fut pris de fureur contre le chef de la Gestapo et lui donna les ordres les plus stricts et les plus menaçants pour qu’il tînt ses services à l’entière disposition du gouvernement de Stockholm.
La question la plus facile ayant été réglée, Kersten revint, dès le jour suivant, au dynamitage des camps de concentration. Himmler refusa à nouveau, et d’une façon absolue, de sauver la vie des huit cent mille internés.
Alors recommença la lutte qu’il est inutile de décrire une fois de plus au moment où est près de s’achever le drame dont elle a été l’instrument essentiel et constant. Il faut ajouter toutefois que, depuis le temps où Kersten avait commencé de traiter le Reichsführer, le rapport des forces avait complètement changé.
Himmler ne représentait plus qu’un régime condamné, moribond. Le seul pouvoir qui lui restait était d’entraîner des innocents dans le gouffre où allaient s’abîmer Hitler et ses rêves de fou. Pour neutraliser, pour maîtriser cette suprême et monstrueuse vengeance, Kersten, à présent, n’avait plus pour seul moyen son art de guérisseur.
Il disposait d’une influence enracinée depuis cinq ans, d’une foi et d’une amitié comme Himmler n’en avait jamais accordé à un homme. Et Kersten avait pour lui le soutien, le poids moral de l’univers civilisé, que personnifiait le Gouvernement de Suède. Et, à l’intérieur même, dans l’entourage le plus immédiat du Reichsführer aux abois, des alliés sûrs, efficaces, faisaient pression sur Himmler dans le même sens que le docteur : Brandt qui était le collaborateur, le confident intime, Berger qui commandait aux Waffen S.S., et Schellenberg qui avait en main tous les réseaux d’espionnage et qui venait d’être promu par Himmler au grade de général sur les instances de Kersten.
Tous ces facteurs conjugués arrachèrent, au terme d’une semaine d’efforts, huit cent mille captifs à une mort certaine. Et cette victoire fut matérialisée par un des documents les plus extraordinaires de la guerre.
Le 12 mars 1945, dans une chambre lugubre du sanatorium pour soldats S.S., Himmler, en présence de Kersten et de Brandt, rédigea de sa main sur une pauvre table en bois blanc un accord qu’il dénomma lui-même :
« CONTRAT AU NOM DE L’HUMANITÉ »
Il y était porté que :
1°Les camps de concentration ne seraient pas dynamités ;
2°Le drapeau blanc y flotterait à l’arrivée des Alliés ;
3°On n’exécuterait plus un seul Juif et les Juifs seraient traités comme les autres prisonniers ;
4°La Suède pourrait envoyer des colis individuels aux prisonniers juifs.
Sous ce contrat, Himmler d’abord, puis Kersten apposèrent leur signature.